Lorsque l’on parle d'upcycling et de mode durable en général, nous parlons en fait de la zone géographique que nous connaissons le mieux, également appelée le Nord Global : les sources d'information les plus détaillées font souvent référence à l'Europe occidentale, à l'Amérique du Nord et parfois à l'Europe centrale. Dans le domaine de la mode durable, une autre zone géographique revient souvent, quoi-que pour des raisons différentes : L'Asie.
Plus précisément, les sphères de la mode durable se réfèrent à l'Asie orientale (du Pakistan au Japon et de la Chine à l'Indonésie), malheureusement connue pour la souplesse de ses cadres de travail et ses excès industriels. L'un d'entre eux est le tristement célèbre accident du Rana Plaza au Bangladesh, au cours duquel un bâtiment abritant des ateliers textiles travaillant pour de célèbres marques de fast fashion s'est effondré en 2013 à cause de son insalubrité, tuant plus de 1 200 travailleurs.euses. Considéré comme l'accident le plus meurtrier dans une usine de vêtements et comme une énorme défaillance industrielle structurelle, l'effondrement du Rana Plaza a marqué un tournant dans la façon dont le Nord Global perçoit la fabrication des vêtements, et a ouvert la voie à une réflexion plus approfondie sur les modèles circulaires et la production durable.
L'effondrement du Rana Plaza a marqué un tournant dans la façon dont le Nord Global perçoit la fabrication des vêtements.
Dix ans plus tard, la circularité fait lentement mais sûrement son chemin dans l'industrie occidentale. Mais qu'en est-il des économies asiatiques ? L'accident du Rana Plaza a-t-il eu le même effet de bombe sur la façon dont les consommateurs perçoivent l'industrie de la mode ? La réponse est oui.
Pour des raisons de longueur, cet article s'en tiendra à l'Asie orientale et tentera d'étudier la place et la progression de l’upcycling dans les premières étapes de ce qui pourrait bientôt devenir des économies circulaires.
L'Asie est la région de prédilection pour la production de textiles et de vêtements depuis les années 1960, et souffre depuis lors des effets de la production de masse. L'apparition de centaines d'usines textiles s'est accompagnée d'une pollution de l'eau (due au rejet de colorants et de produits chimiques toxiques), d'une détérioration de la qualité des sols liée à une mauvaise gestion des déchets, ainsi que du développement d'une économie informelle peu ou pas surveillée par les pouvoirs publics, ce qui a permis toutes sortes d'exploitations et de violations de la législation du travail.
Bien que les pays asiatiques aient été historiquement en retard en termes de durabilité et de politiques ciblées (par rapport à l'Europe et à l'Amérique du Nord et à leurs nombreux engagements politiques et climatiques), il serait tout à fait illusoire de penser que la sensibilisation aux enjeux climat n’est pas en marche en Asie. En réalité, une conscience écologique est en train de gagner du terrain auprès d'une clientèle de plus en plus large, qui commence à prêter plus d'attention à ce qu'elle achète et à donner la priorité à la durabilité tout au long de la chaîne de valeur. En conséquence, les fabricants de vêtements et les entreprises d'habillement sont progressivement contraints de placer la durabilité au cœur de l'équation, afin de répondre aux nouvelles attentes en Asie et dans le monde (surtout si l'on considère la concurrence féroce entre les principaux exportateurs de la région, à savoir la Chine, le Bangladesh, le Cambodge et le Pakistan).
Les fabricants de vêtements et les entreprises d'habillement sont progressivement contraints de placer la durabilité au cœur de l'équation
Outre la pression exercée par la masse des consommateurs, nous pouvons noter deux autres facteurs importants dans le développement de pratiques durables dans l'industrie de la mode asiatique. Tout d'abord, les gouvernements s'investissent progressivement dans la durabilité : on peut citer le Partenariat pour un textile plus propre du Bangladesh (depuis 2014), le Label vert du Vietnam (depuis 2006), l'Accord de Dindigul 2022 de l'Inde (pour éliminer la violence et le harcèlement fondés sur le genre dans l'industrie de l'habillement). En outre, de nombreuses ONG ont commencé à voir le jour pour accompagner et renforcer cet effort en faveur d'un secteur de la mode plus propre.
Redress, basée à Hong Kong, est l'une d'entre elles. Définie comme une organisation caritative environnementale de mode circulaire, Redress milite pour un meilleur système durable en se concentrant sur des questions telles que l'eau, l'énergie, les déchets et la pollution, et en sensibilisant la population au changement d'attitude à l'égard du recyclage et de l'upcycling. L'une de ses installations les plus célèbres est incarnée par un énorme tas de vêtements usagés appelé "The 3% Mountain", une installation artistique représentant 3 % de la moyenne des déchets textiles envoyés chaque jour dans les décharges de Hong Kong.
Dans l’Est de l’Asie, les initiatives favorisant l'émergence d'une économie circulaire se sont multipliées. On peut citer la Korea Upcycle Design Association, qui a été la première à sensibiliser le pays au sujet du recyclage avec son projet "1st PIECE", qui présentait une série de vêtements recyclés sous la forme d'une exposition ouverte à tous.tes. Cinq ans plus tard, ce fut au tour du Seoul Upcycling Plaza de voir le jour, une véritable révolution pour l'économie circulaire coréenne. Ce bâtiment de six étages dédié à l’upcycling et à la durabilité accueille une variété de programmes et d'activités tels que des marchés aux puces, des ateliers de réparation et DIY, etc. Un élément très intéressant du Seoul Upcycling Plaza est sa Material Bank (banque de matériaux) : comme son nom l'indique, la banque de matériaux a été imaginée comme une solution créative au problème de la Corée en matière d'approvisionnement en matériaux. En effet, le SUP explique que l'industrie coréenne de l'upcycling rencontre des difficultés en raison d'un "approvisionnement instable en déchets" dû à un trop-plein. La Material Bank a donc été créée pour établir un nouveau lien entre les fournisseurs de déchets textiles utiles et les designers qui pratiquent l'upcycling.
Bien sûr, on ne peut pas parler d’upcycling en Asie sans parler de Sissi Chao, l'innovatrice chinoise récompensée qui a contribué à faire de la circularité une réalité en Chine. Également appelée "la reine des déchets" dans l'industrie, Sissi Chao est issue d'une famille de propriétaires d'usines de vêtements et évolue dans ce milieu depuis des décennies. Après un stage dans l'usine de ses parents, elle a réalisé à quel point le processus de production de vêtements était sale et gaspilleur, et a choisi de devenir le changement qu'elle voulait voir dans l'industrie.
Elle a créé RemakeHub, une plateforme sociale Business to Business qui fournit des solutions de gestion des déchets à des clients des secteurs mode et lifestyle. Lorsqu'elle parle des déchets textiles, elle explique : "Ce sont des ressources très, très précieuses. Chaque textile que nous jetons pourrait être transformé en un nouveau fil ou tissé en un nouveau tissu […] un déchet n'est pas un déchet tant que vous ne le mettez pas à la poubelle". En 2018, RemakeHub a collaboré avec Fujian Environment Charity, une association qui collecte des vêtements usagés pour les distribuer à des enfants dans le besoin, sur un projet d'upcycling à grande échelle. Grâce à cette collaboration, environ 2 500 T-shirts donnés ont été upcyclés en sacs à dos, qui ont ensuite été offerts à des enfants défavorisés de la province de Qinghai, dans l'ouest de la Chine.
"Un déchet n'est pas un déchet tant que vous ne le mettez pas à la poubelle" - Sissi Chao
Dans d'autres cultures asiatiques, l'upcycling puise ses racines dans des pratiques et des traditions très anciennes. C'est le cas du Japon, où la culture du mottainai est profondément ancrée dans la culture et l'éducation. Se traduisant librement par "quel gaspillage", le mottainai est un vieux concept japonais selon lequel les gens doivent respecter tous les objets et ne pas les gaspiller, en leur accordant une valeur individuelle particulière. Dans la culture de la mode japonaise, le furugi (seconde main) a joué un rôle majeur dans les années 1980, en particulier pendant l'âge d'or de la mode du quartier Harajuku.
Compte tenu de ce vif intérêt pour la récupération des vêtements, on peut dire que la tendance à l'upcycling s'est imposée tout naturellement dans le style japonais. Plusieurs marques spécialisées dans l'upcycling ont vu le jour, comme YEAH RIGHT! en 2005, qui a commencé par fabriquer des pièces uniques à partir de vêtements vintage. Dans une interview accordée à Teen Vogue, l'un des deux fondateurs de la marque, Keita Kawamura, a déclaré : "Je choisis des vêtements vintage tout comme les créateurs de mode choisissent des tissus […] Je pense que cette méthode devrait être naturelle, mais elle prend un peu plus de temps". L'upcycling est au cœur de la création d'une autre marque japonaise, Children of the Discordance, dont le fondateur l'utilise "d'une manière moderne et adaptée aux tendances d'aujourd'hui". D'une manière générale, l'upcycling fait partie intégrante des moyens utilisés par les créateurs japonais pour réinventer en permanence la mode vintage - et il semble que cette pratique soit appelée à perdurer.
Mottainai: Expression japonaise utilisée pour exprimer un sentiment de regret lorsque quelque chose est mis au rebut sans en tirer de valeur.
En Asie du Sud-Est, l'upcycling a également un rôle à jouer. Au Vietnam par exemple, cette technique est littéralement en train d'exploser : de nombreuses marques spécialisées comme The Vandal, 247 Art Club, Ugly Born ou encore Moi Dien ont vu le jour ces dernières années. On peut également noter la création du groupe Vietnam 1 of 1 Fashion sur Facebook, où les stylistes peuvent partager leurs créations upcyclées et entrer en contact avec des passionnés de l'upcycling. Récemment, des étudiants en design de mode de l'université des sciences et technologies de Hanoi et de l'université Van Lang ont travaillé sur des collections recyclées pour l'exposition "Sustainable Design" organisée par l'université nationale des sciences et technologies de Yunlin à Taïwan. Les collections upcyclées, qui ont été très appréciées lors de l'événement, témoignent de la volonté de la jeune communauté de créateurs.trices vietnamiens.nes de faire de la durabilité une priorité en utilisant les déchets comme matière première.
(FONDATEURS DU 1 OF 1 COLLECTIVE AU VIETNAM, Photographe Nguyen Hoang Long pour Neocha Magazine)
Un peu plus au sud du Vietnam se trouve un autre cas intéressant de recyclage : l'Indonésie. Bien que l'upcycling n'en soit qu'à ses débuts, il commence à être de plus en plus présent en raison de l'abondance des déchets dans le pays. XSProject est un parfait exemple de cette réalité : cette organisation à but non lucratif basée à Jakarta s'efforce d'améliorer la vie des familles pauvres vivant dans les communautés de ramasseurs d'ordures de la ville en leur achetant des déchets de consommation en plastique non-biodégradable en vrac. Ces déchets sont ensuite transformés en nouveaux vêtements et accessoires dans le cadre de programmes d'insertion destinés aux travailleurs défavorisés. S'il est encore un peu tôt pour l'upcycling d'un point de vue industriel, l'éco-conscience indonésienne est déjà bien avancée puisque le pays fait face à une situation d'urgence sans précédent en matière de déchets plastiques.
Comme nous pouvons le voir, l'Asie de l'Est est une vaste toile pour les pratiques durables : bien que certaines économies semblent être déjà à un stade avancé dans leur recherche de circularité, cela peut être difficile pour d'autres, car la région souffre encore de décennies de surproduction et des niveaux extrêmes de pollution qui en découlent. Au niveau transnational, il reste encore beaucoup à faire : dans les économies les plus pauvres comme le Bangladesh, où le travail du textile représente un pourcentage énorme des exportations du pays (plus de 84%), il est encore nécessaire de concentrer les efforts sur l'élimination de la corruption, la garantie des syndicats et l'assurance que les travailleurs.euses de l'habillement puissent travailler dans des conditions sûres et équitables. Du point de vue du consommateur, les critères de durabilité progressent lentement mais sûrement.
Ce qui est certain, c'est que la durabilité s'impose progressivement comme la seule solution possible pour l'industrie de la mode. L'upcycling est l'une des techniques clés pour faire face à la crise des déchets de la mode : nous verrons si et comment les pays d'Asie de l'Est l'utilisent à leur avantage.