Depuis que les luttes féministes existent, elles ont été intimement liées à la mode et à ses évolutions. Dans le contexte de mondialisation profondément établi que nous connaissons aujourd’hui, il est nécessaire d’élargir les enjeux de ces luttes à toutes les femmes, notamment à celle du Sud Global, c’est à dire de tous les pays d’Afrique, d’Amérique Latine, et des pays Asiatiques en voie de développement.
Pour mieux comprendre le lien entre féminisme, mode et développement durable, il faut malheureusement rappeler que l’exploitation des femmes ne date pas d’hier.
A la fin du 19e siècle, les premiers sweatshops apparaissent en raison de l’explosion de la demande d’emploi, dans un contexte de migration massive des populations Européennes vers l’Amérique du Nord (notamment à New York). Ces ateliers sont la conséquence directe d’un constat très simple: on ne s’habille plus par nécessité, mais plutôt pour suivre les tendances. Avec l’invention de la machine à coudre en 1851, le monde occidental assiste aux premiers pas du prêt-à-porter, qui arrive avec des besoins de production bien plus importants.
Les ateliers de couture du 19e siècle comme les ancêtres des usines de fast fashion d'aujourd'hui.
Ces ateliers de couture sont les ancêtres des usines textiles de fast fashion que nous connaissons: conditions de travail déplorables, salaires miséreux, locaux insalubres etc. Comme aujourd’hui, ils employaient majoritairement des femmes, pour qui le travail textile n’était pas une occupation choisie par intérêt mais plutôt une nécessité. Comme le disait la couturière et syndicaliste Aurora Phelps en 1869, « vous pouvez les voir dans ces ateliers, assises en longues rangées, serrées les unes contre les autres dans une atmosphère chaude et étroite, travaillant à la pièce, 30, 40, 60 ou 100 filles (…), travaillant pour 20 ou 25 centimes par jour ». Dans ces ateliers, on assiste donc aux premiers pas de ce qui deviendra le prêt à porter, à l’époque de la Révolution Industrielle.
Au 20ème siècle, le prêt à porter s'est progressivement démocratisé, coïncidant avec la libération du corps féminin. Cela a signifié un accroissement majeur de la production de vêtements: à Paris, il est assuré par une main d’oeuvre immigrante juive (travaillant dans des ateliers privés). On peut donc voir que depuis la Révolution Industrielle, la production de la mode est assurée en majorité par des femmes, souvent d’origine populaire et/ou immigrante, souvent exploitées et mal payées.
70 % des vêtements vendus en France sont fabriqués en Asie du Sud-Est, où le prix de la main-d'œuvre est extrêmement compétitif.
Aujourd’hui, rien n’a changé, ou presque. Avec l’émergence de la fast-fashion dans les années 1990, les productions ont été exportées vers des pays en voie de développement où la main d’oeuvre est moins chère et plus abondante, et où les régulations du travail sont moins contraignantes pour les entreprises (en Chine, aux Philippines, en Inde, au Brésil, au Bangladesh etc). Aujourd’hui, 70% des vêtements vendus en France sont fabriqués en Asie du Sud-Est, où le prix de la main d’oeuvre est extrêmement compétitif. Notons également qu’il est estimé que 80% de cette main d’oeuvre est constituée de femmes selon Clean Clothes Campaign. En parallèle de cela, les droits des femmes occidentales ont largement progressé: les femmes sont plus indépendantes, ont accès à des situations professionnelles confortables (bien qu’encore pas tout à fait équitables face à celles des hommes) qui leur permettent de considérer la mode comme un moyen d’expression, voire un loisir.
Finalement, c’est un paradoxe assez profond qui pose une question importante au féminisme occidental: du féminisme oui, mais pour qui?
Prenons un exemple simple: une marque de fast fashion fait produire un tee-shirt au Bangladesh, destiné à être commercialisé pour la Journée Internationale de la Lutte pour les droits des Femmes. Sur ce tee-shirt est inscrit le slogan « well behaved women don’t make history » (en français « les femmes bien élevées n’entrent pas dans l’histoire »). Ici, l’intention est de réaliser un profit tout en soignant une image de marque consciente du combat féministe et soit-disant désireuse de se ranger aux côtés des personnes opprimées. Mais la réalité est toute autre: ce tee-shirt à slogan sera fabriqué par des femmes payées 0,32 dollars de l’heure pour travailler dans des ateliers insalubres et dangereux où elles subiront des abus divers liés à leur sexe, et ce pendant une durée journalière peu réglementée (parfois pouvant aller jusqu’à 120 heures par semaine). Ces femmes ne bénéficieront pas de droits fondamentaux - comme le droit au congé maternité, elles ne pourront que très difficilement se syndicaliser, et seront forcées de travailler pour subvenir aux besoins de leur famille et ce dès un très jeune âge.
"Nous ne pouvons pas accorder moins d'importance à la vie d'autres femmes qu'à la nôtre, simplement parce qu'elles sont loin." - Livia Firth
Bien qu’il soit très fréquemment rencontré, ce scénario n’a pas toujours été un argument assez tangible dans le débat en faveur d’une mode plus responsable. Bien souvent, on écartait la problématique du sujet, simplement parce que les informations étaient rares. En effet, l’exploitation des travailleuses et des travailleurs fait partie du problème persistant de l’absence de traçabilité: pour limiter les coûts, on étale chaque partie de la production dans une usine différente, et chaque usine fait appel à un nombre incalculable de sous-traitants, ce qui rend le contrôle des conditions de travail très difficiles. Pourtant, comme le dit l’activiste Livia Firth, « nous ne pouvons pas accorder moins d'importance à la vie d'autres femmes qu'à la nôtre, simplement parce qu'elles sont loin ».
Depuis l’effondrement du Rana Plaza en 2013, de nombreuses organisations se sont intéressées à la question de la provenance des vêtements, notamment avec l’émergence du mouvement Fashion Revolution et Who Made My Clothes la même année, instigués par Orsola de Castro et Carry Somers. Ces mouvements ont progressivement donné une nouvelle définition de ce qu’est la mode responsable, en incluant notamment le critère social. Aujourd’hui, le British Council for Sustainable Fashion attribue à la mode quatre critères clés qui permettent de mieux la définir: écologique, économique, culturel et social.
Mais qu’en est-il dans les faits? Les marques et les consommateurs prennent-ils en compte ces constats?
Pas autant qu’il le faudrait. Actuellement, de nombreuses marques de luxe et de mass market pratiquent encore le greenwashing et le wokewashing, c’est-à-dire des techniques marketing visant à taire les agissements réels d’une entreprise en mettant en avant un engagement peu fondé. C’est exactement l’exemple du tee-shirt féministe de notre exemple: dire que l’on fait quelque chose, sans vraiment le faire.
Les consommateurs préfèrent vêtements produits localement en raison de l'exploitation des femmes et des enfants dans les pays lointains.
Cependant, on peut noter une prise de conscience assez vaste et profonde vis à vis de la fast fashion et de l’enjeu climatique dans son ensemble, notamment chez les plus petites marques. Si de nombreuses marques font un effort en matière d’écologie (en utilisant des matières innovantes, en recourant à l’éco-design, en faisant de l’upcycling etc), on constate également une légère amélioration du point de vue social, avec une volonté de revenir au Made In France: les consciences évoluent, et on veut valoriser les savoirs-faire locaux afin d’en finir avec l’exploitation des femmes étrangères. Fabriquer en France reste cependant un idéal: de nombreuses marques font le choix d’une production européenne, avec une préférence marquée pour le Portugal, qui représente un avantage compétitif important en terme de coûts de production.
Ces améliorations sont le fruit d’une demande croissante des jeunes générations pour une mode plus juste (Gen Y et Gen Z notamment). En effet, ce sont ces catégories de consommateurs qui se sentent les plus concerné.e.s par les enjeux climatiques: pour la Gen Z, 9 personnes sur 10 estiment que les entreprises doivent se pencher sur les questions environnementales et sociales qu’elles provoquent (McKinsey). De plus, on peut voir que l’émergence des réseaux sociaux et de la cancel culture a créé un terrain où les marques sont tenues responsables de leurs actes, et ce en temps réel.
Véritable miroir de la société, la mode est absolument indissociable du combat féministe.
Depuis toujours, la mode est un véritable miroir de la société ; elle a évolué avec ses combats et ses enjeux. C’est en cela qu’elle est absolument indissociable de la lutte féministe, à la fois en tant qu’industrie mais aussi en tant que terrain d’expression. Telle que nous la connaissons aujourd’hui, la mode est bien plus féministe qu’elle ne l’était il y a quelques décennies, et cela grâce aux luttes menées par les femmes à travers le monde. Il y a plus de femmes qui créent, plus de femmes qui occupent des positions importantes et à haut revenu: le female gaze ou regard féminin est solidement ancré, et contribue à la progression de l’industrie vers une plus grande responsabilité. On peut bien sûr citer Stella McCartney mais également Gabriela Hearst, Amy Powney, Marine Serre, autant de femmes qui changent les moeurs au fil de chacune de leurs créations.
Il n’est plus question de centraliser la lutte féministe autour des femmes occidentales: la mode sera avec toutes les femmes, ou ne sera pas.
Grâce aux combats antiracistes et anti body-shaming, la mode est également plus inclusive. On l’a vu avec la marque Fenty de Rihanna, dont la ligne de maquillage célèbre toutes les couleurs de peau des femmes. De nombreux mannequins grande taille ont également fait leur apparition sur les podiums depuis quelques années: Ashley Graham, Paloma Elsesser, Precious Lee…
Dans le contexte d’urgence climatique de plus en plus pressante, l’enjeu d’une mode réellement féministe est absolument central. Les nouveaux consommateurs attendent que les marques fassent un réel effort, afin que les femmes travailleuses soient inclues dans l’équation en tant qu’êtres humains et non en tant qu’outil de fabrication. Il n’est plus question de centraliser la lutte féministe autour des femmes occidentales: la mode sera avec toutes les femmes, ou ne sera pas.